Le grand entretien

Vandana Shiva : «Ni les produits chimiques ni les énergies fossiles ne sont indispensables à l’agriculture»

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Van­dana Shi­va est une mil­i­tante écol­o­giste indi­enne et une leader inter­na­tionale du mou­ve­ment alter­mon­di­al­iste. Elle a créé l’ONG Nav­danya qui promeut l’agriculture biologique. Ses Mémoires ter­restres vien­nent de paraître aux édi­tions rue de l’Echiquier et Wild­pro­ject. Dans cet entre­tien à Vert, elle rap­pelle l’urgence de repenser nos pra­tiques agri­coles pour préserv­er la bio­di­ver­sité et lut­ter con­tre le change­ment cli­ma­tique et qual­i­fie d’«erreur sci­en­tifique à tous points de vue» la déci­sion de la Com­mis­sion européenne de renou­vel­er le glyphosate pour 10 ans.

Comment devient-on une leader avec une telle influence dans le monde ?

Je n’ai pas tra­vail­lé en ce sens. J’ai fait mon tra­vail. J’ai hon­oré mes respon­s­abil­ités à chaque instant. Je pense que jouer un rôle de leader découle de deux choses. Dire la vérité. Ne jamais pli­er devant un pou­voir injuste. Et dans une époque où un pou­voir injuste règne partout dans nos vies, con­tin­uer à faire la bonne chose vous per­met de mon­tr­er la voie aux autres.

Vous avez travaillé toute votre vie à la restauration des sols et à une agriculture respectueuse du vivant. Que pouvons-nous en apprendre pour protéger la biodiversité dès maintenant ?

Mon engage­ment de 50 ans dans la restau­ra­tion des sols et le développe­ment d’une agri­cul­ture durable m’a per­mis de con­stater les dan­gers de l’a­gri­cul­ture indus­trielle, prin­ci­pale­ment ali­men­tée par des éner­gies fos­siles. Cette pra­tique dégrade la bio­di­ver­sité en util­isant des intrants chim­iques nocifs. Les con­séquences néfastes, telles que l’émis­sion de pro­toxyde d’a­zote qui est 300 fois plus nocif que le dioxyde de car­bone et la créa­tion de zones mortes du fait des engrais qui se déversent dans les cours d’eau, soulig­nent l’ur­gence de repenser notre approche agri­cole.

D’un autre côté, les exploita­tions biologiques, en favorisant la bio­di­ver­sité, démon­trent des avan­tages indé­ni­ables. Nos recherch­es indiquent que l’a­gri­cul­ture basée sur la bio­di­ver­sité offre une nutri­tion plus riche, per­me­t­tant ain­si de nour­rir effi­cace­ment la pop­u­la­tion tout en préser­vant notre planète. Il est essen­tiel de remet­tre en ques­tion le mythe selon lequel les pro­duits chim­iques et les éner­gies fos­siles sont indis­pens­ables à l’agriculture, car cela com­pro­met non seule­ment la bio­di­ver­sité mais con­tribue égale­ment au change­ment cli­ma­tique.

Van­dana Shi­va © Nav­danya

Nous pou­vons cul­tiv­er suff­isam­ment de pro­duits ali­men­taires pour nour­rir deux fois la pop­u­la­tion en Inde, mais cela s’ap­plique à n’im­porte quelle par­tie du monde. En con­ser­vant la bio­di­ver­sité, en élim­i­nant les pro­duits chim­iques fos­siles, nous cul­tivons en réal­ité de la vraie nour­ri­t­ure et davan­tage de nour­ri­t­ure. Et nous n’avons pas à aller en Ama­zonie et à la détru­ire, cau­sant ain­si plus de change­ments cli­ma­tiques et plus de vio­la­tions des droits des peu­ples autochtones.

L’Europe a reconduit l’autorisation du glyphosate pour 10 ans en dépit des études qui démontrent un lien avec la perte de biodiversité et les dangers sur la santé humaine. Qu’en pensez-vous?

C’est une erreur à tous points de vue. Sur le plan sci­en­tifique, la Terre régule notre cli­mat grâce à la bio­di­ver­sité. Le seul moyen de ne pas dépass­er l’ob­jec­tif de 1,5 degré de réchauf­fe­ment, c’est de max­imiser la bio­di­ver­sité et la pho­to­syn­thèse. Dire que nous allons aggraver le change­ment cli­ma­tique, c’est s’engager dans un crime cli­ma­tique et dire que nous allons aggraver le can­cer, c’est s’en­gager dans des crimes con­tre l’hu­man­ité.

C’est illé­gal au regard de la Con­ven­tion sur la diver­sité biologique, à une époque où la pro­tec­tion de la bio­di­ver­sité est un tel impératif. Nico­las Hulot [ex-min­istre français de l’écologie, NDLR] avait dit qu’il s’en­gagerait pour arrêter le glyphosate, mais bien sûr, le gou­verne­ment a subi la pres­sion de l’a­gro-indus­trie. Pen­dant ce temps, des mil­liers de plaintes ont été déposées en Amérique et en France. Le Comité du can­cer de l’Or­gan­i­sa­tion mon­di­ale de la san­té a recon­nu les preuves de sa dan­gerosité.

Il n’y a qu’un seul intérêt pris en compte, celui de Mon­san­to qui est devenu Bay­er. Depuis que Bay­er a racheté Mon­san­to, l’Eu­rope a per­du son indépen­dance. C’est plus que de la cor­rup­tion, c’est une prise de con­trôle. L’Union européenne a per­du son engage­ment envers la sci­ence publique. Et d’une cer­taine manière, elle a trahi l’idée européenne.

La technologie peut-elle nous aider à réguler le climat? Êtes-vous favorable à son usage?

Non. Je me vois comme une prati­ci­enne qui tra­vaille avec les tech­nolo­gies de la Terre et qui s’ap­puie sur celles util­isées par les femmes et les paysans. Je suis con­tre les monopoles tech­nologiques destruc­teurs. Je suis égale­ment opposée à l’an­thro­pocen­trisme. Je ne con­sid­ère pas les humains comme se définis­sant eux-mêmes, mais plutôt la Terre qui se définit elle-même.

Main­tenant, la Terre a ses pro­pres tech­nolo­gies. La pho­to­syn­thèse, par exem­ple, est une tech­nolo­gie sophis­tiquée. Mon­trez-moi une machine qui peut rivalis­er en extrayant le dioxyde de car­bone, en util­isant l’én­ergie solaire pour créer des glu­cides, fournir de la nour­ri­t­ure et de l’oxygène pour main­tenir la vie. Je suis hum­ble face à la tech­nolo­gie de la nature, même avec un doc­tor­at en théorie quan­tique. J’ai beau­coup appris des paysans et de leurs tech­nolo­gies durables, qui sont à la base de l’a­gri­cul­ture biologique.

Mais si vous y réfléchissez sim­ple­ment, quelle est cette belle planète ? Pourquoi James Love­lock et Lynn Mar­gulis l’ont-ils appelée Gaïa ? Parce qu’elle est vivante. Et les recherch­es de James Love­lock lui ont fait réalis­er que la Terre régule sa tem­péra­ture. C’est pourquoi il l’a appelée Gaïa. Tout sys­tème vivant régule sa tem­péra­ture. Notre tem­péra­ture nor­male, lorsque nous ne sommes pas malades, est régulée par notre corps en bonne san­té. Lorsque nous sommes malades, nous avons de la fièvre. Donc, d’une cer­taine manière, on pour­rait dire que le change­ment cli­ma­tique est la fièvre de la Terre.

En France, nous avons récemment connu de grandes inondations dans le nord du pays. Vous avez beaucoup travaillé sur les propriétés des sols. Que pouvez-vous dire sur ce rôle lors des inondations ?

Remon­tant à mon expéri­ence avec le mou­ve­ment Chip­ko, les femmes de l’Hi­malaya ont com­pris que la destruc­tion des forêts et des sols con­duit à des sécher­ess­es et des inon­da­tions, exac­er­bées par le change­ment cli­ma­tique.

Notre recherche mon­tre qu’1% de matière organique dans le sol peut retenir 160 000 litres d’eau par hectare. Les pra­tiques agri­coles chim­iques com­pactent le sol, entraî­nant des inon­da­tions, tan­dis que les approches biologiques per­me­t­tent une absorp­tion effi­cace de l’eau.

Deux principes clairs émer­gent : les riv­ières doivent suiv­re leur cours naturel, actuelle­ment entravé par des développe­ments urbains, et l’eau trou­ve tou­jours un chemin. De nos jours, l’eau coule dans les rues de la ville parce que nous avons blo­qué le chemin des riv­ières et nous avons blo­qué la capac­ité du sol à l’absorber.

Les femmes, con­fron­tées à la destruc­tion de l’eau, ont pris des mesures sig­ni­fica­tives fer­mant des entre­pris­es néfastes.

Quels liens faites-vous entre écologie et féminisme?

Je refuse de sépar­er les droits des femmes et des droits de la Terre ; ils sont inter­con­nec­tés. Le colo­nial­isme a intro­duit la règle du patri­ar­cat cap­i­tal­iste, con­duisant à une vision destruc­trice adop­tée par les sociétés indus­trielles.

Cette vision, portée par Descartes ou Bacon par exem­ple, déclarait la nature comme morte. En élim­i­nant ces illu­sions, on recon­naît la créa­tiv­ité excep­tion­nelle de la nature. De leur côté, les femmes ne sont pas le deux­ième sexe. Les femmes, en tant que classe, ont tou­jours soutenu la vie, même pen­dant les péri­odes dif­fi­ciles, en con­tribuant à la co-créa­tion avec la nature.

La créa­tiv­ité des femmes est liée à celle de la nature, tout comme celle des humains. Cepen­dant, les hommes indus­triels ont per­du leur créa­tiv­ité, tan­dis que les femmes, mal­gré leur vul­néra­bil­ité économique, écologique, sociale et poli­tique, déti­en­nent la con­nais­sance de la résilience.

Les femmes sont les plus vul­nérables dans le con­texte du change­ment cli­ma­tique, mais elles por­tent aus­si les graines de la plus grande résilience. Tra­vailler avec elles pour sauver des semences résis­tantes au cli­mat et utilis­er leurs con­nais­sances est cru­cial pour affron­ter les défis actuels.

Mémoires ter­restres, Van­dana Shi­va, Rue de l’échiquier, Wild project, 2023, 22€

Que pouvez-vous dire aux jeunes de leur avenir qu’ils perçoivent comme angoissant ? Quel est votre message pour eux ?

Mon mes­sage aux jeunes est sim­ple : nous sommes mem­bres de la com­mu­nauté ter­restre, et notre pre­mière iden­tité est celle de citoyens de la Terre. Pren­dre soin de la Terre et de sa diver­sité est essen­tiel, car la Terre pren­dra soin de nous en retour.

C’est la clé pour sur­mon­ter l’idée angois­sante du futur, une con­cep­tion fer­mée qui règne dans l’é­conomie de la cupid­ité, exclu­ant les jeunes et les per­son­nes âgées. Con­traire­ment à cela, les portes de la Terre sont grande­ment ouvertes, et la véri­ta­ble économie réside dans le respect et la préser­va­tion de la Terre.

Faut-il donner des droits à la nature?

Pourquoi devez-vous don­ner des droits à votre mère ? C’est la Terre qui nous donne à nous des droits. Nous recon­nais­sons ses droits. C’est tout ce que nous faisons. Nous avons nié dans nos esprits le fait qu’elle est vivante. Ain­si, chaque élé­ment de la Terre vivante a des droits. Les graines ont des droits. C’est pourquoi je pro­tège les graines. Et je refuse d’ac­cepter que Mon­san­to ait impacté la graine. L’eau a des droits. Par con­séquent, laiss­er l’e­space et le flux d’eau est la seule façon d’éviter les inon­da­tions. Et, en fait, cela devient une impéra­tive encore plus grande avec le change­ment cli­ma­tique.

Les droits des graines sont égale­ment essen­tiels, tout comme le respect des droits de l’eau, par­ti­c­ulière­ment per­ti­nent avec le change­ment cli­ma­tique. La cam­pagne en Inde pour le fleuve Gange, «Abhi­ral Nir­man», appelle au libre écoule­ment non pol­lué, actuelle­ment com­pro­mis par des poli­tiques inadéquates.

La COP28 se déroule cette année à Dubaï. Y participerez-vous et quel est votre message?

Oui, mais je m’y rendrai briève­ment. J’ai per­du patience avec les négo­ci­a­tions. J’étais déjà au som­met de la Terre avant la créa­tion des COP en 1992. Cette année, j’ai été appelée par la Prési­dence de la COP pour par­ler du lien entre femmes et envi­ron­nement. J’in­ter­viendrai égale­ment lors de la Journée mon­di­ale sur les sols le 5 décem­bre. Cepen­dant, je ne suis plus dis­posée à assis­ter à des négo­ci­a­tions inef­fi­caces.

Les COP, pour moi, devraient faire le lien entre la Con­ven­tion sur la bio­di­ver­sité et le Cadre cli­ma­tique. Ce sont des symp­tômes de la désta­bil­i­sa­tion des sys­tèmes ter­restres. En les reliant, des solu­tions peu­vent émerg­er au cours des 10 prochaines années, résolvant des prob­lèmes tels que la faim, les mal­adies chroniques et le change­ment cli­ma­tique. Plutôt que d’orienter des sub­ven­tions vers l’a­gri­cul­ture fos­sile, nous devri­ons les rediriger vers un corps de régénéra­tion, créant ain­si du tra­vail et résolvant plusieurs prob­lèmes à la fois.